frisch

Jacqueline Salmon, Porte du bassin de réparation, 1999

En 2011, le comité de direction de la Fondation Max Frisch s’autorisait à ouvrir un coffre-fort de Bellevue où se trouvaient les derniers écrits de Max Frisch. En effet, l’auteur zurichois avait souhaité que ceux-ci – cinq cahiers en fait – fussent gardés secrets vingt années après sa mort. De ces cinq cahiers, seuls deux d’entre ont été choisis pour une publication. Après l’édition allemande, c’est aujourd’hui au tour de la française – dans une traduction impeccable de Camille Luscher d’être publiée chez l’éditeur genevois Zoé sous le titre Journal berlinois. Les autres cahiers, qui traitent d’une rupture, resteront privés.

Contrairement à Esquisses pour un troisième journal (2013) sur un séjour aux Etats-Unis de Max Frisch au début des années quatre-vingt qui apparaissait très éclaté, plus brut, le Journal Berlinois est bien fait dans le même matière que ses désormais célèbres journaux « officiels » de 1946-1949 et de 1966-1971. Ce Journal Berlinois composé durant les années 1973 et 1974 possède la même approche novatrice. Grâce à de savantes compositions littéraires mélangeant portraits (on se souviendra de celui, magnifique, de Bertolt Brecht qui ouvre le second journal), séries de questions qui remuent et interrogations existentielles, Max Frisch a renouvelé sans commune mesure un genre littéraire. Dans ces lignes berlinoises extrêmement travaillées, nous suivons les évènements des deux années qu’il passa à Berlin avec sa compagne de l’époque, Marianne Oellers. Au-delà de l’écriture en cours de L’homme apparaît au Quaternaire (il y aura quatre versions avant sa publication en 1982), la décision de s’installer à Berlin découlait de l’envie de Frisch de retrouver l’anonymat mais aussi et surtout de se rapprocher de certains amis écrivains tels que Günter Grass, Uwe Johnson ou encore Christa Wolf. Beaucoup de pages traitent aussi de ses interrogations autour des visites qu’il fait sans cesse à Berlin Est pour des raisons éditoriales ou d’accointances politiques. Mais nous retrouvons vite les autres thématiques que Max Frisch a développées dans ses autres journaux : le couple, l’alcoolisme, la peur de vieillir et un passé qu’il digère mal, les amitiés qui vacillent etc. C’est donc un étrange et heureux sentiment de replonger dans ce laps manquant situé entre son journal 1966-1971 et Montauk – autre récit singulier dans l’œuvre de Frisch. En s’offrant une nouvelle fois aux lecteurs dans le faillible et le sans-fard, l’écrivain suisse se rend terriblement attachant.

Du 13 au 15 à Leipzig. Invité par les éditions VOLK UND WELT (Gruner, Links). Deux jours et demi choyé de part et d’autre du salon du livre, deux réceptions générales. Où sont les auteurs ? Au cours des premières heures déjà, certains livres de l’Ouest (parmi lesquels le JOURNAL) disparaissent des stands du salon, volés. Plus tard, dans la cabine sur le stand des éditions VUW, des employés me demandent de dédicacer leurs exemplaires personnels, éditions de l’Ouest, possessions privées. D’où les tiennent-ils ? Les livres, toujours l’objet d’un marché noir, leur soif de littérature interdite de publication de ce côté-ci. Au cours de conversations anodines, nombre d’informations pas si anodines ; attention toutefois aux conclusions que j’en tire. Ce statut de privilégié qui est le nôtre, nous nous sentons à l’aise et le peuple dans la rue nous est sympathique. Sur des affiches : RECONNU INTERNATIONALEMENT, SUR TOUS LES MARCHÉS DU MONDE, etc. Réflexe claustrophobe ? Pas provincial dans la mesure où beaucoup ont conscience de leur provincialisme ; le manque de points de comparaison directs avec l’Ouest inconnu n’a causé ni orgueil, ni assurance particulière, au contraire, plutôt une crainte d’infériorité. Entendue quasiment nulle part : la polémique agressive à l’égard de l’extérieur ; ils en ont soupé, semble-t-il, critique de l’autre comme unique critique. Ils recherchent peu les discussions politiques (avec un étranger) ; partent de l’idée que les textes de propagande nous sont connus, et c’est souvent comme s’ils en étaient personnellement gênés. Je crains alors de poser des questions qui en mettraient certains mal à l’aise ; question de confiance, toujours. Le fameux manque de papier, l‘économie nationale en guise d’explication, cela sert la censure : elle ne doit pas toujours être énoncée, il suffit d’évoquer le manque de papier. Je demande une fois à G. pourquoi Günter Grass est déclaré persona non grata. Sa pièce avec son Brecht en est sûrement la principale raison, sa version du 17 juin, et puis les anciennes accusations de pornographie comme argument moral bienvenu ; il représente la RFA [plus] que n’importe qui d’autre.

Max Frisch, Journal Berlinois 1973-1974, Genève, Zoé, 2016