McCord

Wynn Bullock, Erosion, 1959

Pour la énième fois, William Gasper, un quasi ermite entreprend l’ascension de la Lune, un sommet « aussi nu qu’un point-virgule » de la Sierra Nevada. Une marche en solitaire qui devient vite prétexte à la résurgence de souvenirs sur la guerre de Corée, un passé trouble de tueur à gage, une apparition fantasmagorique. Tel une arme, le corps de Gasper est fourbi par les pas alignés et la discipline militaire qu’il s’impose pour arriver au sommet. Rien ne devait le faire dévier de cette ascension si ce n’est l’arrivée d’un poursuivant armé – point de bascule du récit d’Howard McCord L’homme qui marchait sur la lune. Peu à peu, ce jeu du chat et de la souris prend la forme d’un espèce de satori apocalyptique. Tout en épure, glacial, sans espoir sur l’être humain, il rappelle les romans rongé jusqu’à l’os de Cormac McCarthy tel Mériden de sang ou encore celui de William Gaddis, Agonie d’agapè. Comme le protagoniste de L’homme qui marchait sur la lune, Howard McCord partage son temps entre la lecture, le tir et la marche. Plus poète que romancier, son roman est une belle incursion dans cette prose qui comble le blanc que la poésie laisse entre «la moelle et l’essence ».

Je suis William Gasper. Et s’il vous paraît étrange que je réitère déjà mes présentations, souvenez-vous que je suis aussi simple que les plats que je cuisine, que je n’ai pour ainsi dire pas d’amis, et que je me fonds, à force d’entraînement, dans n’importe quel environnement. Je suis un peu comme le niveau de la mer : une constante toujours en mouvement, jamais vraiment évidente à définir par l’observation. Je bouge même quand je dors, bien que mon nom me confère une unité. Je suis arrivé à Sterns il y a cinq ans et j’ai persuadé Mary-Gail Henry, la patronne du café, de me louer le container qui se trouve à une centaine de mètres derrière le café. Je n’ai aucune idée de ce qu’il contenait à l’origine, probablement du matériel d’exploitation minière, mais il abrite désor­mais ceux de mes effets personnels que je ne transporte pas sur mon dos, une vingtaine de magazines que je finirai par léguer aux flammes, et le petit bric-à-brac que même un individu attentif peut acquérir sans s’en rendre compte. Ayant depuis longtemps renoncé au romantisme pittoresque, je ne dors pas dans ce container, mais à côté de lui. Lorsqu’il fait vraiment mauvais je plante ma tente, mais le reste du temps cela me fatigue. J’ai un pot pour me laver, et je m’éloigne tous les matins d’environ cinq cents mètres dans le désert pour soulager mes entrailles. Ma vessie me pousse moins loin. Tout ceci, bien sûr, n’a lieu que lorsque je suis à résidence. Mais comme je vous l’ai dit, ma vocation, c’est la marche, et Sterns ne me voit guère plus d’une douzaine de jours par an.

Comment je me nourris ? Normalement. Ah, vous voulez savoir comment je me procure ce dont je me nourris. Je mange peu ; mon métabolisme est naturelle­ment sobre et j’appartiens, comme vous, à une espèce omnivore. Mais mon goût n’a pas été socialement conditionné, comme je sais qu’il l’a été chez la plupart de mes contemporains. Lorsque je lis des choses sur les habitants du Danakil ou du Kalahari, je me sens parmi des compatriotes : les protéines et les glucides ont de nombreux visages.

J’envie aux herbivores leur capacité à digérer la cellulose, mais en être privé est un handicap négligeable, quand on y pense – ce que je fais sans aucun doute. Il m’est arrivé de regretter que le Seigneur, ou Qui-vous-voulez, m’ait donné des reins qui gaspillent tant de bonne eau, et de ne pas être capable, comme le rat kangourou ou certaines antilopes, de conserver ou même de métaboliser ce liquide. Mais je suis ce que je suis, et j’en suis recon­nais­sant. Je n’ai jamais été malade, ni désespéré, même si ce sont probablement des choses qui finiront par m’arriver. Je préférerai alors une vive tempête dans le corps et la clémence d’une terrible violence, comme j’en ai vu emporter tant d’hommes. Mais laissons cela. Je mange ce que je mange, et les petites différences entre mon régime et le vôtre n’ont pas grand sens. Mon sens à moi gît dans ma marche, dans mon calme, et dans la Lune.

Howard McCord, L’homme qui marchait sur la lune, traduit de l’américain par Jacques Mailhos, Paris, Gallmeister, 2008

Autre livre d’Howard McCord en français : En marchant vers l’extrême aux éditions Ring, où le poète texan revient sur les marches qui l’ont marquées au cours de son existence. Un entretien filmé est disponible sur le site de l’éditeur.