Cabane Strindberg

La cabane Strindberg sur l’île de Kymmendö

Les écrits autobiographiques d’August Strindberg (1849-1912) et les milliers de lettres de sa correspondance dressent le portrait d’un écrivain pour qui tous les cadres de la société sont trop étroits et doivent céder sous la pression du monstrueux instinct de vie qui gronde en lui. Pour un homme de ce tonneau-là, la civilisation n’offre aucune pierre où reposer sa tête et ne produit jamais qu’épines et ronces. De là ses perpétuelles errances à travers l’Europe vingt années durant, sans pouvoir nulle part se fixer, « émigrant à la recherche du travail dans la grande Ville, la foire et l’usine des cerveaux combattants ».

Ystad, le 28 août 1896
Que m’attend-il maintenant ? Je l’ignore. Peut-être un bref répit, suivi de nouvelles tempêtes ; peut-être, la fin, subite et brutale (…). Si un jour je dois me retrouver à nouveau sur la grand-route, sans bagages, puis-je compter sur votre aide, une petite somme, juste de quoi acheter un billet de train ?
À présent, j’ai atteint l’idéal : un seul petit sac de voyage ; les papiers en dépôt ; prêt à reprendre mes errances à tout moment, sans avoir besoin de porteur ni de véhicule.

August Strindberg, Correspondance, Tome III (1894-1912), Paris, Zulma, 2012

Entre deux tempêtes, la vie de Strindberg connaît de rares moments d’accalmie dans l’archipel de Stockholm qu’il découvre à l’âge adulte, lorsque encore étudiant il y passe ses vacances :

Là s’ouvrit soudain un tableau qui le fit frissonner de ravissement. Des baies et des îlots, des baies et des îlots, loin, loin, à l’infini. Bien qu’habitant à Stockholm, il n’avait jamais vu l’archipel auparavant et il ne savait pas où il était. Ce tableau lui donna l’impression d’avoir retrouvé un paysage qu’il avait vu dans de beaux rêves ou dans une existence antérieure, à laquelle il croyait mais dont il ne savait rien. (…) Ceci était son paysage, le véritable milieu de sa nature ; des idylles, des maigres et raboteux îlots de granit couronnés de sapins, disséminés sur de grandes baies tempétueuses et, au fond, la mer infinie, à bonne distance. Il demeura fidèle à cet amour, qui ne pouvait pas s’expliquer comme étant le premier ; et ni les Alpes de la Suisse, ni les collines couvertes d’oliviers de la Méditerranée, ni les falaises normandes ne purent évincer cette rivale.

August Strindberg, Le fils de la servante I, Histoire de l’évolution d’un âme (1849-1867), in : Œuvre autobiographique I, Paris, Mercure de France, 1990

Strindberg retourne dans l’archipel à plusieurs reprises, célibataire puis jeune père de famille, où il partage son temps entre l’écriture, la peinture et les longues marches dans les forêts pour rassembler ses pensées, « quittant la grand-route pour parcourir des régions sauvages » où il se sent « comme un petit garçon en train de sécher l’école, comme un prisonnier évadé de la prison qu’est la civilisation ». Quand son premier mariage tourne au vinaigre et que le dégoût des villes et de la société devient insupportable, l’archipel demeure son dernier havre.

Nore Runmarö, 7 avril 1889
Je me trouve dans une cabane de pêcheur, seul comme au temps de ma jeunesse, en train de revivre les premiers jours passés ici dans l’archipel quand j’étais étudiant. Ce silence solennel, cette nature pauvre mais si belle, ces gens simples qui ne ferment jamais leur porte à clé, ce mauvais café, ce tabac à pipe aigre, depuis que les cigarettes ont pris fin, ce célibat mi-voulu, mi-forcé, j’en suis si ravi que le mariage passé m’apparaît presque comme une souillure, notion qui normalement ne fait pas partie de mon répertoire.
Lorsque je pense que ce calme pourrait perdurer, si nous nous séparions, que nos luttes prendraient fin, que mon inquiétude pour mon honneur, continuellement menacé, s’apaiserait, qu’il me serait possible de vivre en anachorète, cogiter de grandes pensées dans la solitude, endurer des souffrances qui rendent l’homme plus fort, travailler, à distance, pour les enfants et conserver ta bienveillance, je me sens prêt à te dire adieu en toute amitié.

Lettre à Siri von Essen, in : Correspondance, Tome II (1885-1894), Paris, Zulma, 2011

Dans son humble cabane d’écriture au bord de la vaste mer, Strindberg n’est alors pas sans rappeler Henry David Thoreau, qui quelques décennies plus tôt avait lui aussi tourné le dos à la civilisation pour s’installer au bord de l’étang de Walden. C’est le même refus de la société industrielle, le même constat de ses effets désastreux sur l’âme humaine, le même pressentiment de l’impasse où nécessairement elle conduit.

Quand l’homme découvre que la société est une institution fondée sur des erreurs et des injustices, quand il comprend que la société impose, en échange de quelques petits avantages, une contrainte trop dure aux instincts et aux désirs, quand il a percé à jour l’illusion, qui veut qu’il soit un demi-dieu et l’enfant de Dieu, et qu’il découvre qu’il est tout simplement une espèce animale, alors il fuit la société qui reposait sur l’idée que l’homme est d’origine divine, et il s’en va dans la nature, dans le paysage.
Là, il sent qu’il se trouve dans son milieu, comme un animal, il se voit comme un accessoire qui fait partie du tableau, il contemple son origine : la terre, les prés ; il voit la cohérence de la création en un résumé vivant ; les montagnes qui sont devenues de la terre, le lac qui est devenu de la pluie, le pré qui est une montagne effritée, la forêt qui surgit des montagnes et de l’eau ; il voit de grandes masses d’air (le ciel) qu’il respire de même que tous les êtres vivants, il entend les oiseaux qui se nourrissent d’insectes, il voit les insectes qui fécondent les plantes, il contemple les mammifères dont il se nourrit lui-même. Il est chez lui.

August Strindberg, Le fils de la servante I, Histoire de l’évolution d’un âme (1849-1867), in : Œuvre autobiographique I, Paris, Mercure de France, 1990

S’il cesse par la suite de s’y rendre, Strindberg gardera toujours en lui la marque de l’archipel qui l’a « déshabillé de son vêtement d’homme civilisé» et rendu à la nature où désormais il voit « avec une clairvoyance de sauvage » et « flaire comme un Peau-Rouge ! » C’est l’expérience de l’archipel qui lui fera, comme Rousseau avant lui, accuser l’art de son temps d’aveugler l’homme plus que de l’éclairer : « Ah, la maudite esthétique ! La beauté, oui, elle existe, et je m’incline devant elle, moi aussi – mais la NATURE ! Vous ne la voyez pas, car votre vue est altérée par les œuvres d’art, pauvres simulacres fabriqués par des gens vaniteux ! »
L’art « naturel » prôné par Strindberg n’aura d’autre mission que de ramener l’homme social à la nature, en le débarrassant du vernis de la civilisation. Hors de toute idéalisation, l’artiste devra voir « face à face l’âme de la nature » et se laisser saisir par ses mystères. Il lui faudra gagner le pays des merveilles pour imiter « la manière de créer de la nature ».

*

le pays

August Strindberg, Le pays des merveilles (1894)

Une intention vague me règne. Je vise un intérieur de bois ombragé, par où l’on aperçoit la mer au soleil couchant.
Bien : avec le couteau appliqué pour le but, – je ne possède pas de pinceaux ! – je distribue les couleurs sur le carton, et là je les mêle afin d’obtenir un à peu près de dessin. Le trou au milieu de la toile représente l’horizon de la mer ; maintenant l’intérieur du bois, la ramure, le branchage, s’étale en groupe de couleurs, quatorze, quinze, pêle-mêle mais toujours en harmonie. La toile est couverte ; je m’éloigne et regarde ! Bigre ! Je ne découvre point de mer ; le trou illuminé montre une perspective à l’infini, de lumière rose et bleuâtre où des êtres vaporeux, sans corps ni qualification flottent comme des fées à traînes de nuages. Le bois est devenu une caverne obscure, souterraine barrée de broussailles : et le premier plan – voyons ce que c’est – des rochers couverts de lichens introuvables – et là à droite le couteau a trop lissé les couleurs qu’elles ressemblent à des reflets dans une surface d’eau – tiens ! C’est un étang. Parfait !
Or, il y a au dessus de l’eau une tache blanche et rose dont l’origine et signification je ne puis m’expliquer. Un moment ! – une rose ! – Le couteau travaille deux secondes et l’étang est encadré en roses, roses, que de roses !
Une touche ça et là avec le doigt, qui réunit des couleurs récalcitrantes, fond et chasse les tons crus, subtilise, évapore, et le tableau est là !
Ma femme, pour le moment ma bonne amie, arrive, contemple, s’extasie devant la « caverne de Tannhäuser » d’où le grand serpent (signifie mes fées volantes) file au dehors dans le pays de miracle ; et les lavatères (mes roses !) se mirent dans la source de soufre (mon étang !) etcetera. Elle admire une semaine durant le « chef d’œuvre » l’évalue à des milliers de Francs, l’assure une place dans un musée etc.
Après huit jours nous sommes rentrés dans une période d’antipathie féroce, et elle ne voit plus dans mon chef d’œuvre que saloperie !
Et dire que l’art existe comme une chose pour soi !

August Strindberg, Du hasard dans la production artistique, Paris, L’échoppe, 1990