par Emmanuel Adely

Thanassis Valtinos est un des plus grands écrivains contemporains mais à peu près inconnu en France je ne sais pas pourquoi, comment on se prive d’une œuvre remarquable et dense, largement disponible en français, une œuvre stylistiquement et thématiquement unique qui touche à l’essentiel c’est-à-dire avant tout à l’humain, et uniquement à l’humain. Et ce quel que soit le sujet, le motif abordé.

Ainsi de La Marche des neuf, un de ses premiers romans, qui, tout en évoquant la guerre civile des années 1946-1949, en Grèce, dépasse ce cadre pour devenir un somptueux chant funèbre et poétique. Très bref. D’à peine quelques dizaines de pages. Neuf hommes tentent d’échapper aux gouvernementaux et l’un d’eux raconte cette marche. La fuite, la curée. L’hécatombe finale. Mais aussi les silences. Mais aussi l’instant où une tortue sur le bas-côté de la route croise leur chemin. Des détails. Comment on vit. Un chant a capella. À peine le temps d’un cri. Simplement le parcours d’un jeune homme emporté par la guerre et s’interrogeant sur sa place de vivant en phrases courtes et urgentes, essentielles. Aucun jugement politique, aucune datation réelle. D’emblée, Valtinos donne à n’entendre qu’une voix mais tout d’une voix. Sobrement. Avec l’économie qu’on ressent à un soleil trop vif, un soleil accablant qui resserre gestes et mots. Une langue austère. Retenue. Pudique à la façon dont parlent ceux qui ne sont pas habitués à parler. C’est cela le style de Valtinos. Un style qu’on peine à discerner tant il est discret, toujours en retrait et elliptique, mais immédiatement reconnaissable d’un livre à l’autre. C’est une façon de dire le mot nécessaire et d’aller au plus juste dans une langue volontairement élaguée. Par équarrissage et non par manque de moyen – la pauvreté comme élégance ultime de l’écriture. Par volonté d’atteindre à l’ossature même de la langue et à ce qu’elle transmet d’universel. D’un homme ou d’une femme. Valtinos fait parler l’humain et atteint, en l’autre, ce qu’il y a de chacun de nous.

En usant du monologue d’une bourgeoise urbaine et solitaire dans Bleu nuit presque noir, avec l’histoire d’un capitaine au long cours dans Vie et aventure d’Andréas Kordopatis, avec un couple en rupture dans Plumes de bécasse par exemple, qui met en scène un homme et une femme surpris au commencement d’une querelle magistralement normale. Deux voix seules, c’est-à-dire à la fois sans autre personnage, et seules l’une par rapport à l’autre dans ce que seule peut être la solitude du couple. Une querelle qui part d’un prétexte anodin, qui démarre lentement, presque calmement, puis qui enfle, se gonfle, se nourrit de tout ce qui peut lui être utile pour atteindre à un gouffre infranchissable et pourtant quotidien et que la banalité des mots ne peut jamais combler.

Mais Valtinos joue de la querelle à la façon dont il joue de la guerre, comme littéralement d’un pré-texte : un texte qui précède celui qui serait important mais ne serait jamais dit. Par eux. Ni surtout par lui. En leur faisant dire simplement ce qu’ils peuvent dire, il dévoile et nous fait deviner ce texte-là qui n’est pas écrit mais juste suggéré. Le roman, ses romans, deviennent alors la trame de ce qu’ils pourraient être. La trace. Chaque fois une épure.

Jusque dans son livre le plus abouti peut-être, le plus immédiatement fastueux en tous les cas, Éléments pour les années 60, qui évoque les années précédant l’arrivée de la dictature en Grèce et ce qu’on appelle le régime des Colonels. Valtinos donne là à entendre les voix de femmes, et d’hommes plus rarement, dans une accumulation de lettres sur les sujets les plus quotidiens. Demandes de visas pour émigrer en Australie, demandes de conseils conjugaux à une vedette de la radio, mais aussi faits divers, coupures de presse, un matériau magistralement agencé et donné ainsi, sans recul apparent et sur une dizaine d’années, jusqu’à créer une polyphonie proche, à l’évidence, du chœur antique et classique. Un chœur brut pourtant. Sans héros. Où là encore ce qui est dit est exactement la trace de ce qui ne l’est pas, comme la trace non pas de l’impossibilité d’écrire, mais de l’impossibilité de dire. Comme exactement une écriture apophatique.

Jamais Valtinos ne se pose en démiurge de ses personnages, jamais ne le paraît, semble se contenter de rapporter ce qui est dit, livre leur parole. Il reste en retrait non pas de l’écriture mais de l’anecdote et ainsi donne voix à un peuple entier, à une humanité, avec une ampleur qui touche à l’épopée anonyme. De plus en plus vaste. De plus en plus universelle. Comme s’il disparaissait pour ne laisser la place qu’aux mots. Qu’aux paroles des autres. Comme s’il n’était plus lui-même visible. L’effacement de l’écrivain devant son écriture. Devant l’écriture.

Cette humilité – ou orgueil absolu – est radicalement présente dans Orthokosta, manuscrit non encore publié en France (mais déjà magnifiquement traduit par Michel Grodent), manuscrit inouï et complexe, il se présente comme une Iliade pauvre, une Iliade monstre qui parle encore de la Guerre civile, mais une Iliade de laquelle auraient fui les héros et les dieux. Symphonie brutale, Orthokosta est un flux de dialogues et peut ne se voir qu’ainsi, au premier abord, comme soudain une cacophonie et un désordre extrêmes. Ne restent que des dizaines de paroles emmêlées, parfois indistinctes, d’hommes, de femmes, parfois bavards, parfois diserts, aux mots rares, aux mots pauvres, qui sont les nôtres. Qui sont ce qui reste. La littérature de Valtinos est ce qui reste quand il ne reste que ce qui est énonçable. Toujours et exactement en deçà du cri, ou au delà, l’écriture valtinienne semble modeste quand elle est l’aboutissement de l’écriture. Et parce que l’humanité est à cet intervalle exact du tragique, celui qui laisse la place au rire ou à l’espoir, Valtinos est un grand écrivain, un des plus grands écrivains contemporains.

 

(Par ordre de parution en Grèce : Vie et aventure d’Andréas Kordopatis, Climats ; La Marche des Neuf, Actes Sud ; Bleu nuit presque noir, Hatier ; Éléments pour les années 60, Actes Sud ; Plumes de bécasse, Actes Sud. Soulignons le travail remarquable de quelques-uns de ses traducteurs qui ont réussi à retrouver, chacun, cette unité de ton : Blanche Molfessis, Lucile Farnoux, Michel Saunier, notamment.)