par Sika Fakambi

zora

« Donc au commencement il y avait une femme et cette femme revenait d’enterrer les morts. Pas les morts malades et agonisants entourés d’amis à leur chevet et leurs pieds. Elle revenait des boursouflés et des détrempés ; les morts soudains, aux yeux grands ouverts, rendant jugement.

Tous la virent revenir car c’était au soleil descendu. Le soleil s’en était allé, mais il avait laissé dans le ciel l’empreinte de ses pas. C’était le moment de s’asseoir sur les vérandas au bord de la route. C’était le moment d’écouter ce qui vient et de parler. Ces assis-là avaient sans yeux, sans oreilles et sans langue servi d’outil tout le long du jour. Mules et autres bestiaux avaient occupé leur peau. Mais le soleil et le boss-man s’en étaient allés, et maintenant ces peaux se sentaient humaines et puissantes. Devenaient seigneurs des sons et des moindres choses. Faisaient passer des nations entières par leur bouche. Assis, rendant jugement. »

Zora Neale Hurston, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu
un roman américain traduit par Sika Fakambi, Zulma, 2018

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Zora Neale Hurston naît en 1891 à Notasulga, Alabama, puis grandit à Eatonville, petite communauté rurale de Floride entièrement peuplée de familles noires — première ville des États-Unis à avoir été fondée, en 1887, par des Africains-Américains, et qui deviendra l’une des principales sources d’inspiration de la romancière pour son œuvre devenue un classique de la littérature américaine, Their Eyes Were Watching God. Étudiante à l’université Howard puis première étudiante noire au Barnard College, dont elle sort diplômée d’anthropologie en 1928, elle s’intéresse notamment au folklore africain-américain et au vaudou haïtien. Elle devient avec son ami Langston Hughes l’une des figures emblématiques du mouvement Harlem Renaissance. En 1937, Hurston reçoit une bourse Guggenheim pour mener en Haïti des recherches ethnographiques qui conduiront à la publication de travaux d’une importance majeure. Cette même année, elle écrit et publie Their Eyes Were Watching God. Personnalité flamboyante et iconoclaste, en son temps adulée autant que controversée, auteure d’une dizaine d’œuvres littéraires — romans, pièces de théâtre et nouvelles —, Zora Neale Hurston meurt à Fort Pierce, en Floride, en 1960. Il faudra attendre une quinzaine d’années avant que la romancière Alice Walker s’en aille en quête de la tombe de Zora Neale Hurston, ce « génie du sud » — c’est l’épitaphe qu’elle fait inscrire sur la stèle qu’elle lui dresse — auquel elle consacre un ouvrage, Looking for Zora, interpellant ses contemporains sur l’œuvre incomparable, férocement universelle, d’une femme sans doute bien trop en avance sur son époque, dont la vie et l’œuvre tout entières s’articulent autour de ce désir de donner voix au peuple noir d’Amérique. Puisant aux sources des traditions orales, rurales ou urbaines, l’œuvre de Zora Neale Hurston célèbre, contre ce qu’elle nomme « l’école sanglotante de la négritude », le geste et la puissance d’un peuple africain-américain à la culture vivante et riche et subversive.

Their Eyes Were Watching God est une œuvre phénoménale à bien des égards. Ce premier roman de Zora Neale Hurston est aussi saisissant aujourd’hui que lors de sa parution aux États-Unis en 1937. Monument de la littérature américaine, célébrée par des figures telles que Maya Angelou, Alice Walker, Sonia Sanchez, Toni Morrisson ou Zadie Smith, c’est une œuvre romanesque à nulle autre pareille, et qui déploie une langue inouïe. Traduire ce texte — tenter de lui trouver voix, rythme, et saisir le geste de sa langue — est une tâche à laquelle je me suis attelée avec autant d’élan que de terreur, tant la voix de ce roman est bouleversante.
 

Lecture enregistrée dans le studio-dressing de la MK27 en juillet 2018