Nicanor Parra©  Nicanor Parra, De « Obras públicas »

 

En 1954, la publication de Poemas y antipoemas  de Nicanor Parra (1914), marque un avant et un après dans la poésie latino-américaine. Avec le poète chilien, « les dieux descendent de leur Olympe » et la poésie se démocratise – à l’image du folk de sa sœur Violeta. Depuis ses premiers écrits, Parra sera en verve et contre tous (La politique, la poésie établie, Neruda, Huidobro etc…). Il ne cessera avec un humour poétique décalé et d’autres formes d’expression (ses artefactos) de construire une œuvre de démystificateur et de garder son étiquette d’ « antipoète ». Aujourd’hui centenaire, Nicanor Parra vit à Las Cruces dans une maison sise – ironie du sort – en face de la tombe de Vicente Huidobro. Si aucune traduction n’est à ce jour disponible en français, ses œuvres complètes sont publiées en deux volumes chez l’éditeur catalan Galaxia Gutenberg.  

 

Último brindis
Lo queramos o no Sólo tenemos tres alternativas :
El ayer, el presente y el mañana.

Y ni siquiera tres Porque como dice el filósofoEl ayer es ayerNos pertenece sólo en el recuerdo : A la rosa que ya se deshojóNo se le puede sacar otro pétalo.

Las cartas por jugarSon solamente dos : El presente y el día de mañana.

Y ni siquiera dosPorque es un hecho bien establecidoQue el  presente no existeSino en la medida en que se hace pasado Y ya pasó…,                      como la juventud.

En resumidas cuentasSólo nos va quedando el mañana : Yo levanto mi copaPor ese día que no llega nuncaPero que es lo único De lo que realmente disponemos.

 

Le dernier toast

Que nous le voulions ou non Nous n’avons seulement que trois alternatives : Le « hier », le « maintenant » et le « demain ».

Et même pas troisParce que comme le dit le philosopheHier c’est hierIl ne nous appartient que dans le souvenirÀ la rose déjà effeuillée
Il n’est plus possible de lui retirer un autre pétale.

Les cartes à jouerne sont plus que deux : Le présent et le lendemain.

Et même pas deuxParce qu’il est un fait bien établiQue le présent n’existe pasSauf dans la mesure où ce qui est passéest déjà passé…                               comme la jeunesse.

En peu de mots 
Seulement nous reste-t-il le lendemain : Je lève mon verreà ce jour qui ne vient jamaisMais qui est le seuldont réellement nous disposions.


Traduction personnelle, g.d

Nicanor Parra, Canciones rusas, Obras completas & algo (1935-1972), Barcelone, Círculo de lectores, Galexia Gutenberg, 2006 

 

Pour rapprocher Bolaño de Parra, on se souviendra de la nouvelle acide Carnet de bal dans le recueil Les putains meurtrières avec ses 69 paragraphes qui s’évertue à déboulonner le socle du mythe Neruda. Si, à l’époque au Chili, on devait choisir son camp, Roberto Bolaño aurait pris sans aucun doute parti pour Parra. Huit secondes avec Nicanor Parra a été écrit par Bolaño pour la présentation du catalogue de l’exposition Artefactos visuales. Direción obligada, un travail graphique de Parra (2001). Les Artefactos de Parra (1972) sont des vignettes-collages, des affiches, des cartes postales ou encore des slogans surréalistes écrits à la main assez très proches des travaux situationnistes.

 

ArtfactosNicanor Parra, Artfactos

 

Huit secondes avec Nicanor Parra

Je suis sûr que d’une chose à propos de la poésie de Nicanor Parra dans ce nouveau siècle : elle continuera à vivre. Cela, évidemment, signifie très peu et Parra est le premier à le savoir. Cependant, elle continuera à vivre aux côtés de la poésie de Borges, de Vallejo et de quelques autres. Mais cela, il est nécessaire de le dire, n’a pas beaucoup d’importance.Le pari que fait Parra, la sonde que Parra projette vers le futur, est trop complexe pour être traité ici. Ce pari est aussi trop obscur. Il possède l’obscurité du mouvement. L’acteur qui parle ou qui gesticule, cependant, est parfaitement visible. Ses attributs, son habillement, les symboles qui l’accompagnent comme des tumeurs sont courants : c’est le poète qui dort assis sur une chaise, l’amoureux qui se perd dans un cimetière, le conférencier qui se tire les cheveux jusqu’à se les arracher, l’home courageux qui ose uriner à genoux, l’ermite qui voit passer les années, le statisticien affligé. Pour lire Parra, il ne serait pas inutile que nous répondions à la question que Wittgenstein se pose et nous pose : cette main est-elle une main ou n’est-elle pas une main ? (Nous devons nous poser la question en regardant notre propre main.)Je me demande qui écrira ce livre dont Parra avait le projet et qu’il n’a jamais écrit : une histoire de la Seconde guerre mondiale racontée ou chantée bataille après bataille, camp de concentration après camp de concentration, exhaustivement, un poème qui, d’une manière ou d’une autre, se transformait en le contraire instantané du Camp général de Pablo Neruda et dont Parra ne conserve qu’ul seul texte, le Manifesto, où il expose l’ensemble de ses idées poétiques, des idées que Parra lui-même a ignorées autant de fois qu’il l’a cru nécessaire, entre autres choses, parce que pour cela, justement, qu’on fait des manifestes : pour donner une vague idée du territoire inexploré dans lequel s’enfoncent, et pas très souvent, les écrivains véritables, mais qui, au moment des risques et périls concrets, ne servent pas à grand-chose.Que celui qui est courageux suive Parra. Seuls les jeunes sont courageux, seuls les jeunes ont le plus pur de tous les esprits. Mais Parra n’écrit pas une poésie juvénile. Parra n’écrit pas sur la pureté. En revanche, il écrit sur la douleur et la solitude, sur les défis inutiles et nécessaires ; sur les paroles condamnées à se désagréger, de la même manière que la tribu est condamnée à se désagréger. Parra écrit comme si le lendemain il allait être électrocuté. Le poète mexicain Mario Santiago a été le seul, pour ce que j’en sais, à faire une lecture lucide de son œuvre. Nous autres, nous n’avons vu qu’une météorite obscure. Première qualité nécessaire d’une œuvre maîtresse : passer inaperçue.Au cours de la traversée d’un poète il y a des moments où celui-ci ne peut rien faire d’autre qu’improviser. Même si le poète est capable de réciter par cœur Gonzalo de Berceo ou connaît comme personne les heptasyllabes et endécasyllabes de Garcilaso, il y a des moments où la seule chose qu’il peut faire, c’est se jeter dans l’abîme ou affronter nu un clan de chiliens apparemment bien élevés. Évidemment, il faut savoir s’en tenir aux conséquences. Première qualité d’une œuvre maîtresse : passer inaperçue.Une remarque politique : Parra a réussi à survivre. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est quelque chose. N’ont pas pu en venir à bout ni la gauche chilienne aux convictions profondément droitistes ni la droite chilienne néonazie et aujourd’hui sans mémoire. N’ont pas pu en venir à bout ni la gauche latino-américaine néostalinienne ni la droite latino-américaine à présent globalisée, jusqu’à il y a peu complice silencieuse de la répression et du génocide. N’ont pu en venir à bout les médiocres professeurs latino-américains qui pullulent dans les campus des universités nord-américaines ni les zombis qui se promènent dans le hameau de Santiago. Même les disciples de Parra n’ont pas pu venir à bout de Parra. Mieux, je dirais, sans doute emporté par l’enthousiasme, que ce n’est pas seulement Parra, mais aussi ses frères, Violeta en tête, et ses parents rabelesiens, qui ont mis en pratique l’une des plus grandes ambitions de la poésie de tous les temps : excéder la patience du public.Vers pris au hasard : «  C’est une erreur de croire que les étoiles peuvent servir à guérir le cancer », a dit Parra. Il a mille fois raison. « À propos de fusil, je vous rappelle que l’âme est immortelle », a dit Parra. Il a mille fois raison. Et nous pourrions continuer comme ça jusqu’à ce qu’il ne reste plus personne. Je vous rappelle, de toute façon, que Parra est aussi critique littéraire. Une fois il a résumé en trois vers toute l’histoire de la littérature chilienne. Les voici : « Les quatre grands poètes du Chili /sont trois : / Alonso de Ercilla et Rubén Dario. »La poésie des premières décennies du XXIe siècle sera une poésie hybride, comme l’est déjà la narration. Nous nous acheminons probablement, avec une lenteur épouvantable, vers de nouveaux tremblements formels. Dans ce futur incertain, nos enfants contempleront la rencontre sur une table d’opération du poète qui dort assis sur une chaise avec l’oiseau noir du désert, celui qui se nourrit des parasites des chameaux. En une certaine occasion, Breton a parlé de la nécessité que le surréalisme plonge dans la clandestinité, s’enfonce dans les cloaques des villes et des bibliothèques. Ensuite, il n’a pas abordé le sujet. Peu importe qui l’a dit : LA SAGESSE NE VIENDRA JAMAIS.

Roberto Bolaño, Entre parenthèses, Paris, Christian Bourgois, 2011

 

Obras publicasNicanor Parra, De « Obras públicas » (2006)