Bobk

Publiée aux éditions Phébus en 2015, la relation de voyage Douce France d’Andrzej Bobkowski est de facto une longue partie de son journal En Guerre et en Paix 1940-1944. L’écrivain polonais d’origine autrichienne nous fait le récit d’un périple en vélo qu’il fit pendant les premiers mois de la Blitzkrieg jusqu’à l’occupation effective de la moitié de la France par l’armée allemande en 1940.

Résident et travaillant comme une sorte de Consul des ouvriers polonais à Paris depuis 1938, il est acculé pour diverses raisons à quitter la capitale pour le sud de la France. Après quelques semaines d’errance, avec son compagnon de route Tadzio, il décide de remonter vers la capitale par ses propres moyens. Après avoir acheté un vélo, des provisions et du matériel de camping à Carcassonne, une longue boucle se dessinera au gré des notes de son journal. Ils traverseront ainsi la Côte d’Azur et les Alpes dans une sorte de lévitation et de parfait bonheur malgré le contexte effarant dans lequel est plongé la France. Même si quelques années le sépare de la Beat Generation, son déplacement procède – de façon plus catholique – du même élan plein de vie que le mouvement impulsé par Jack Kerouac et ses comparses dégage. Ce même désir de croquer la vie, d’être ouvert à tous les signes, aux personnes que l’on croiserait mais aussi de composer sans adhérer du tout aux pressions étatiques. Cet épicurisme se mâtine de réflexions sur l’existence, la guerre, ses lectures de Balzac ou Conrad. Sur sa philosophie de vie aussi ; que nous pourrions résumer comme une radicale individuation ne se raccrochant à aucun courant politique. L’auteur décrivait l’Europe ainsi : « L’Europe c’est d’abord l’homme, et il n’y a pas à dire, ces derniers temps, l’espèce humaine dégénère à une vitesse alarmante. L’Européen perd toutes les qualités qui faisaient autrefois sa supériorité : son esprit d’entreprise, son goût du risque calculé, son esprit critique, son insoumission réfléchie. Tout au contraire, il est désormais soumis à l’état et aux pays étrangers. » Aussi, se voir décrire l’occupation par Bobkowski est une drôle d’expérience. Pas très glorieuse pour les Français – même si l’auteur est profondément francophile –, nous sommes très loin de l’imagerie d’Epinal que l’Etat français d’après-guerre s’est évertué à construire et à transmettre sur l’occupation. Même s’il résidera à Paris de nombreuses années, son ultime destination devait être l’Amérique du Sud. Il posera ses valises au Guatemala en 1947 avec sa femme Barbara Birtusowna et leurs 180 dollars en poche. Il ouvrira un magasin d’aéromodélisme le Hobby Shop. Bobkowski restera là-bas jusqu’à sa mort prématurée en 1961. Les écrits qu’il a envoyés à la revue Kutura ont été ajoutés au dernier livre traduit en France, Notes de voyage d’un cosmopolonais (2015).

Nice, le 15 septembre 1940, Monte-Carlo

(…) Nous nous sommes assis dans le parc du casino. Il est magnifique ; plein de plantes exotiques, on dirait une serre à ciel ouvert. Dans les kiosques à journaux (je ne lis pas), on vend d’innombrables brochures intitulées : Le moyen le plus sûr de gagner à la roulette et mille publications du même genre sur le « le seul et unique système ». La bêtise humaine est vraiment infinie, sans limites, comme l’univers. J’imagine plus facilement les limites de l’univers que celles de la bêtise, totalement inconcevables. La pierre philosophale, le baume de Jérusalem dans un angelot doré et le système pour gagner à tous les coups de roulette n’en sont que d’innocents échantillons. Les idéologies et les religions uniques et vraies sont bien pires, comme on peut le voir aujourd’hui. L’année dernière , à l’automne, je suis allé à Mézières (presque sur la ligne du front) où j’ai vu des affiches expliquant comment éteindre correctement un incendie. Le texte débutait ainsi : « Un capitaine de pompiers en retraite avait coutume de dire : « la première minute, on éteint un incendie avec un verre d’eau ; la deuxième, avec un seau d’eau ; la troisième, avec une tonne d’eau ; après, on fait ce qu’on peut… » Nous faisons ce que nous pouvons… Un tel incendie ne s’éteint pas si facilement. L’idéologie unique et vraie a mis le feu aux poudres. Idéologie ou religion ? Cette distinction est d’ores et déjà aussi désuète que « la fin justifie les moyens ». Aujourd’hui l’idéologie est une religion, et la religion une idéologie, et moi, j’essaye d’être le premier chrétien. J’envie ce qui furent vraiment les premiers car je sens que j’ai quand même du mal à trouver une pareille foi en moi. Ils ont eu de la chance, ceux-là, et comment ! Le monde entier tombait en ruines, tout s’effondrait, et eux avançaient, les yeux fixés sur la croix que leur servait de canne, de prothèse, de tout. Et maintenant ? Qui sait si nous ne nous effondrons pas pour de bon comme s’est effondrée Rome. Mais qu’est-ce que cela changera ? Quand je réfléchis, je parviens d’habitude à formuler, fût-ce grossièrement, le résultat de mes réflexions, mais là, il m’est impossible de formuler quoi que ce soit. Je pressens bien quelque chose (même trop), mais je suis comme un aveugle de naissance qui suit les contours d’un objet avec le bout de sa canne en étant incapable de le définir. En fait, ces réflexions me font peur. Il est curieux que je me souvienne seulement maintenant, peut-être à cause de tout cela, de livres que j’ai lus il y a longtemps. Je commence à en comprendre la mélodie sans m’en rappeler exactement le ton. C’est comme si je découvrais l’utilité de ce qui jadis m’ennuyait, que je considérais comme inutile et que mes parents me forçaient à faire. La musique, les langues (ma mère), la culture physique, le réalisme et ce qu’on appelle en allemand Handfertigkeit, à savoir le travail du bois, des métaux ou d’autres matières (mon père), la culture générale (mon père et ma mère), tout cela me traverse l’esprit à une telle vitesse  que je n’arrive pas à reprendre mon souffle. En écrivant, je me rappelle que mon père a commencé mes premières leçons de tir en énonçant un grand principe : « Concentre-toi. » C’était bien plus difficile que de tirer… Je voudrais bien savoir un jour me concentrer correctement. Mais comment, diable, penser et se concentrer sur cette terre ? On fait ce qu’on peut, un point c’est tout. D’ailleurs cette bouteille, si elle pensait quand je lui tirais dessus, elle ne se concentrait certainement pas. « C’est sur nous qu’on tire ! » ai-je marmonné à part moi en griffonnant dans mon carnet. Tadzio m’a jeté un coup d’œil visiblement inquiet. (…)

Andrzej Bobkowski, En guerre et en paix, Journal 1940-1944, Montricher, Ed. Noir sur Blanc, 1991

Tout en légèreté, en 2015, deux jeunes étudiants en cinéma ont refait la boucle de Bobkowski en se servant cette fois-ci de la vidéo pour tenir leur journal : And now, Bobkowski ?