5 avril 2018
Histoire d’une dévoration
par Alban Lefranc
« J’avais, tout simplement et sans en avoir conscience, fait de l’imaginaire de Döblin ma propre vie. » Rainer Werner Fassbinder n’a pas seulement adapté pour la télévision le roman monstre d’Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz, paru en 1929, à travers une série de quatorze épisodes. Entre lui et ce livre qui, adolescent, « l’empêche de crever », il y a bien plus qu’un dialogue ou le choix calme et réfléchi de certains thèmes ou principes esthétiques : l’amour comme l’instrument le plus efficace de l’oppression sociale, l’élévation dans le mythe de personnages en apparence insignifiants, le goût du mélodrame, etc. Dans presque tous ses films, le cinéaste tord le roman à travers ses obsessions propres, le déplace, le réinvente, mais le roman résiste et le tord en retour.
L’écrivain Alban Lefranc, actuellement en résidence, décrit pour nous quelques moments de cet étrange corps à corps entre un livre et un cinéaste.
Classé dans: 7.10 Littérature allemande
21 mars 2017
Le pays des merveilles
La cabane Strindberg sur l’île de Kymmendö
Les écrits autobiographiques d’August Strindberg (1849-1912) et les milliers de lettres de sa correspondance dressent le portrait d’un écrivain pour qui tous les cadres de la société sont trop étroits et doivent céder sous la pression du monstrueux instinct de vie qui gronde en lui. Pour un homme de ce tonneau-là, la civilisation n’offre aucune pierre où reposer sa tête et ne produit jamais qu’épines et ronces. De là ses perpétuelles errances à travers l’Europe vingt années durant, sans pouvoir nulle part se fixer, « émigrant à la recherche du travail dans la grande Ville, la foire et l’usine des cerveaux combattants ».
Classé dans: 7.70 Littérature suédoise
9 novembre 2016
Berlin, un autre journal
Jacqueline Salmon, Porte du bassin de réparation, 1999
En 2011, le comité de direction de la Fondation Max Frisch s’autorisait à ouvrir un coffre-fort de Bellevue où se trouvaient les derniers écrits de Max Frisch. En effet, l’auteur zurichois avait souhaité que ceux-ci – cinq cahiers en fait – fussent gardés secrets vingt années après sa mort. De ces cinq cahiers, seuls deux d’entre ont été choisis pour une publication. Après l’édition allemande, c’est aujourd’hui au tour de la française – dans une traduction impeccable de Camille Luscher d’être publiée chez l’éditeur genevois Zoé sous le titre Journal berlinois. Les autres cahiers, qui traitent d’une rupture, resteront privés.
26 août 2016
Deux fois deux
Ça va mal. Il s’est formé une âme en vous.
Evguéni Zamiatine
Antonio Saura, illustration pour 1984 de G. Orwell, Barcelona, Galaxia Gutenberg, Círculo de Lectores, 1998
Sont exposées jusqu’au 25 septembre à la Fondation Jan Michalski une centaine d’œuvres du peintre espagnol Antonio Saura qui entretint toute sa vie des rapports étroits avec la littérature, écrivant lui-même au sujet de sa peinture et illustrant plusieurs monuments littéraires dont le Don Quichotte de Cervantes, le Journal de Kafka et 1984 de George Orwell. En évoquant les illustrations qu’il réalisa pour ce dernier roman, Antonio Saura écrira :
10 mai 2016
Les traîneries monstres
Robert Rauschenberg, Riding bikes, 1998
La forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel, Hanns Zischler pourrait faire sien les vers de Charles Baudelaire pour son Berlin est trop grand pour Berlin. De destructions incessantes (et cela même avant les bombardements de la deuxième guerre mondiale) en reconstructions sans plan réel d’urbanisme, la ville de Berlin n’a jamais réussi qu’à devenir le fantôme de la ville internationale qu’elle voudrait être. La réédition de ce Berlin est trop grand pour Berlin (épuisé dans une version courte depuis quelques années) aux éditions Macula est la bienvenue pour comprendre cette histoire et la sensation étrange que l’on peut ressentir en déambulant dans cette ville.
Classé dans: 7.10 Littérature allemande, VARIA
25 février 2016
Un trajet éprouvant
GOETHE : Par où diable m’as-tu donc suivi ?LENZ : J’ignore par où tu es passé, mais j’ai fait un trajet éprouvant.
Jakob M. R. Lenz, Pandaemonium Germanicum
©Claudio Hils, Hölderlin : eine Winterreise, Tübingen, Klöpfer und Meyer, 2012
Le propos est toujours le même : Hölderlin à Böhlendorf : « Allemand, je dois le rester, dussent les besoins de mon cœur et le besoin de manger me poussser jusqu’à Tahiti » ; Kleist à Frédéric-Guillaume III : « plusieurs fois déjà », dit-il « il en est venu à la triste pensée » qu’il devrait rechercher sa subsistance à l’étranger ; Ludwig Wolfram à Varnhagen von Ense : « vous n’allez pas laisser un écrivain allemand de réputation irréprochable être la proie de la misère ». Gregorovius à Heyse : « ces Allemands vous laisseraient tout bonnement mourir de faim ». Et voici maintenant Büchner s’adressant à Gutzkov : « vous aurez l’occasion de voir tout ce dont un allemand est capable quand il a faim ». De telles lettres font tomber une lumière crue sur la longue procession de poètes et de penseurs allemands qui, rivés à la chaîne d’une commune misère, se traîne au pied du Parnasse de Weimar où les Professeurs s’en vont justement herboriser.
Walter Benjamin, Allemands : une série de lettres, Paris, Hachette littérature, 1979
Classé dans: 7.10 Littérature allemande
10 février 2016
La bouche collective
Kurt Schwitters, Difficult
Face à l’encerclement de Madrid par les forces nationalistes, le gouvernement républicain fait appel en automne trente-six aux troupes anarchistes basées sur le front de Saragosse. Le 20 novembre 1936, aux abords de la cité universitaire de Madrid, d’une balle dans le dos, leur leader Buenaventura Durruti s’écroule mortellement. Tirée par qui ? Les fascistes ? Les communistes ? Son garde du corps ? Un accident ? Hans Magnus Enzensberger, dans Le bel été de l’anarchisme répond et ne répond pas. Ou bien si, et de la meilleure manière possible : en répondant que rien ne va de soi. (suite…)
Classé dans: 7.10 Littérature allemande
13 janvier 2016
Ainsi alla sa vie
Gerhard Richter, Paysage près de Coblence (1987), Huile sur toile, 140 x 200 cm
Peut-être peut-on dire que tout poème garde inscrit en lui son « 20 janvier » ? Peut-être ce qui est nouveau dans les poèmes qu’on écrit aujourd’hui est-ce justement ceci : la tentative qui est ici la plus marquante de garder la mémoire de telles dates ? Mais ne nous écrivons-nous pas tous depuis de telles dates ? Et pour quelles dates nous inscrivons-nous ?
Paul Celan, Le méridien & autres proses, Paris, Éd. du Seuil, 2002
3 novembre 2015
Une femme est passée sans rien dire, m’a regardé, et je ne suis pas allé plus avant
Image extraite de Lenz élégie de Christophe Bisson (2015)
Le cinéaste Werner Herzog a toujours été fasciné par les personnages à la marge qui forcent – avec grandeur ou tout en déchéance – leur destin. Ses deux films les plus célèbres Fitzcarraldo et Aguirre, la colère de Dieu en sont les meilleures illustrations. Aussi était-il normal qu’un personnage tel que Woyzeck ait attiré l’attention du réalisateur allemand pour se l’accaparer. En effet, la pièce Woyzeck – qui reste à l’état fragmentaire – écrite en 1837 par Georg Büchner raconte les humiliations sans fin du jeune soldat Woyzeck. Ce dernier basculera peu à peu dans la folie et commettra le meurtre de sa femme Marie. Werner Herzog choisira son acteur fétiche Klaus Kinski pour camper le soldat brimé dans son adaptation cinématographique de 1979. Première scène de la pièce de Büchner :
Classé dans: 7.10 Littérature allemande
21 octobre 2015
Lenz aux éditions Grèges
Une série d’articles autour de Lenz à l’occasion de l’exposition Waldersbach de Sylvain Maestraggi à partir du 20 janvier 2016 à la bibliothèque.
©Alex Webb, Lorraine
Avant qu’il ne devienne le personnage principal de la nouvelle Lenz que Georg Büchner écrivit dans les dernières années de sa vie, le dramaturge et poète de langue allemande Jakob Michael Reinhold Lenz était plongé dans un relatif oubli après sa mort à Moscou en 1792.
En 1778, Jakob Lenz est chassé de Weimar par Goethe en raison de son comportement déplacé à la Cour. Il se réfugie alors chez le célèbre physionomiste Gaspard Lavater en Suisse. C’est ce dernier qui lui suggère d’aller se faire soigner de ses troubles psychiques auprès du pasteur Oberlin, esprit éclairé vivant à Waldersbach. Lenz se rend à pied chez le pasteur et séjournera près de trois semaines dans ce petit village au cœur des Vosges alsaciennes. Quelques décennies plus tard en 1835, Büchner s’inspirera du journal laissé par le religieux alsacien sur ce séjour pour composer sa nouvelle. Lenz marque une rupture dans l’histoire de la littérature, par sa fulgurance de style et ses thématiques qui ne cesseront d’être reprises durant les siècles suivants. (suite…)
Classé dans: 7.10 Littérature allemande